Olivier Le Deuff,
Doctorant, membre du CERSIC-ERELLIF, Université Rennes 2
Du web 2.0 à l’Arcadie
Nous souhaitons évoquer ici quelques pistes liées notamment à notre travail de thèse et que nous développerons au cours de l’année soit sur notre site personnel soit dans des publications à venir. Parler de culture de l’information et de la communication peut paraitre évident du fait de l’habitude d’adjoindre ensemble les deux termes comme dans le cas des SIC et des TIC, mais il nous semble que désormais plaider pour une culture de l’information ne suffit plus. En effet, alors que nous avons sans cesse parlé de web 2.0 et de personnalisation de l’information, il nous faut constater que l’étape suivante vient d’être franchie et peut-être même depuis longtemps par les « digital natives » adeptes du téléphone portable et des messageries instantanées. Nous sommes désormais confrontés à ce que certains nomment le web 3.0, une phase où les technologies visent surtout à la communication, notamment de type phatique. Nous en tenons pour exemple la progression notable du « micro-blogging » comme les solutions Twitter et Jaiku qui permettent d’afficher, avec inclusion possible sur son blog, notamment ses dernières activités voire le lieu où l’individu se trouve s’il a synchronisé son téléphone portable avec le système.
Nous pouvons d’ailleurs nous interroger sur le terme de web 3.0, tant il ne s’agit plus du web mais d’immersion totale, bref une Arcadie : une utopie globale dans laquelle nous sommes connectés en permanence. Et in Arcadia Ego, parce que pour vous comme pour moi, il devient difficile d’y échapper.
Une Arcadie où règnent les dieux Pan et Hermès : l’exhibition de ses activités personnelles se mêlant à une volonté de tout communiquer. La personnalisation de l’information se poursuit, passant outre les filtres traditionnels des institutions et chacun peut, du moins le croit-il, se constituer sa propre vision des choses, ce qui n’est pas sans poser de problème communicationnel, si nous partageons l’avis d’Umberto Eco 1:
« Toute l’histoire de la culture a été celle d’une mise en place de filtres. La culture transmet la mémoire, mais pas toute la mémoire, elle filtre. (..) Que l’on aille au devant d’une civilisation dans laquelle chacun a son propre système de filtres, c'est-à-dire que chacun fabrique sa propre encyclopédie. Aujourd’hui une société avec cinq milliards d’encyclopédies concurrentes est une société qui ne communique plus. »
Par
conséquent, le seul aspect informationnel ne peut être
suffisant. Il s’agit donc de savoir aussi se servir à bon
escient de son univers communicationnel puisque nous devenons de plus
en plus autant émetteur (volontairement ou non) que récepteur.
Communication Klean-ex et infopollution
Depuis quelques mois, de nouvelles formes de communications se développent sur le web. Nous songeons ici aux réseaux sociaux, qui ne sont certes pas nouveaux, mais qui connaissent une forte extension notamment avec le succès grandissant de la plateforme facebook, ainsi qu'aux systèmes de micro-blogging, qui consistent à publier de courtes informations parfois depuis son téléphone portable (moblogging)
De
nouvelles règles s’élaborent et les stratégies
sont parfois étonnantes. Ainsi facebook s’avère
assez chronophage et oblige l’usager à parcourir et à
glaner de nouvelles idées et applications sur les pages de
ses « amis ». Il y a comme une sorte de
jeu d’initiés entre les développeurs des nouvelles
applications pour facebook et sa diffusion virale. Il est vrai
que les nouvelles mesures de l’audience des sites Internet prend
désormais en compte le temps passé sur un site et pas
seulement le nombre de visites. Ces nouvelles formes de communication
privilégient le format court, du style « je fais
à manger » ou « je suis sur le
site internet de… », formes déjà
présentes dans les messageries instantanées. A cela
s’ajoute une forme de proximité dans ce genre de
communication, d’autant que certains sites ne dévoilent des
informations que sous cette forme en exclusivité, incitant à
suivre le flux Rss pour être un des « initiés ».
Une fois de plus, de nouvelles distances sont abolies, d’autant que
le moteur Google tente de parvenir à mettre en place un index
remis à jour de façon quasi instantanée.
Finalement, pourquoi ne pas envisager à l’avenir une communication non plus basée sur de l’écriture classique mais sur des idéogrammes ? Le style devrait séduire rapidement les plus jeunes, peu enclins à développer leurs arguments et qui rencontrent de fortes difficultés à écrire correctement. D’ailleurs les usages tendront surtout à faciliter l’envoi d’images, de photos ou de vidéos voire de podcasts courts. Finalement l’écriture ne sera pas le support privilégié de cette communication, comme le prédisait déjà Dan Sperber en envisageant une lecture sans écriture2.
Évidemment,
l’infopollution, dont nous avions déjà montré
l’accroissement
au sein du web 2.0,
se poursuit davantage avec une production d’informations peu
pérennes, une communication klean-ex mais aussi des
sollicitations diverses et variées qui peuvent essaimer sur
les réseaux sociaux. Ainsi sur Facebook, ces
sollicitations diverses et variées peuvent devenir pirates,
vampires ou tout autres créatures.
La fusion « réel-virtuel »
La division qui a longtemps prévalu dans les analyses sur le web devient de plus en plus caduque, même si déjà l’étymologie du mot virtuel (présence de la racine vir qui désigne le masculin) nous indiquait que la vision d’un virtuel désincarné était sans doute exagérée.
Nous pouvons établir un tableau qui prend en compte les points clefs de chacune des trois étapes du web, les trois se trouvant de fait mêlées.
-
Web 1.0
Web 2.0
Entrenets (web 3.0)
Recherche d’information
Personnalisation de l’information
Production d’information
Communication personnelle
Communication personnalisée.
Nous nous étonnons toujours de l’emploi du terme web décliné ainsi en version comme dans le cas suivant qui décrit avec ironie (quoique ?) la vision de l’évolution du web, telle que le souhaiterait notamment Google 3:
Web 1.0 : le Web comme une extension des disques durs de nos PC (et de nos Mac...)
Web 2.0 : le Web comme une plateforme applicative complémentaire aux systèmes d’exploitation et aux disques durs
Web 3.0 : le Web comme l’informatique universelle en grille destinée à remplacer systèmes d’exploitation et disques durs
Web 4.0 : le Web comme intelligence artificielle complémentaire à la race humaine
Web 5.0 : le Web comme intelligence artificielle se substituant à la race humaine
Le web 3.0 sera-t-il vraiment sémantique, comme l’aurait souhaité Tim Berners Lee ? Les ontologies impliquent une vision organisée avec une vision et des choix. Il faut donc des Paul Otlet et des Melvil Dewey de tous horizons. Seulement les problèmes sont multiples et infinis : quel langage utiliser (l’anglais informatique ou le projet de Pierre Lévy), quelles priorités ? Mais est-il toujours possible de dégager du sens de ce qui n’en a peut-être pas ? Il ne faut pas oublier qu’Internet constitue, à défaut d’une véritable encyclopédie, la somme des opinions. D’ailleurs cette liberté d’expression intéresse davantage l’économie que la démocratie.
Tout devient monnayable, même nos activités en dehors du net grâce à la géolocalisation et tous les autres procédés qui permettent de communiquer ou d’émettre des données, notamment grâce aux terminaux portables. Nous entrons dans un système où nous communiquons en permanence, de plein gré ou involontairement, ce qui entre un peu dans les objectifs de sociétés comme Google, dont le désir est que chacun de nos agissements soit source de profits et qui souhaite ainsi4:
« nous faire passer la majeure partie de notre vie en ligne
rendre cette activité virtuelle traçable et transparente
sponsoriser les services gratuits utilisés lors de cette activité par de la publicité »
Le côté obscur du web 2.0 se poursuit, la panoplie de services gratuits constituant des moyens de se créer de l’audience et des sources de données intéressantes commercialement. Il est vrai aussi que la télé de papa est un modèle voué à disparaître, la vidéo à la demande étant amenée à se développer sous diverses formes, incluant de nouvelles stratégies publicitaires sans doute mieux ciblées.….
Le cyberespace s’accroît peu à peu et se mêle à la vie réelle, la distinction « virtuel » et « réel » devient de moins en moins discernable, d’autant que les interopérabilités se renforcent et que la réalité « augmentée » devient concrète, notamment avec les systèmes d’autoguidage. La tentation de « débrancher » peut alors apparaître comme une porte de sortie, mais peut-on vraiment se déconnecter quand, non loin de vous, se trouvent une borne émettrice, une caméra, un de vos objets qui émet ou qui possède une adresse IP ? L’autre tentation serait de devenir un parasite mais ce serait oublier un peu vite que les parasites sont aussi utiles au système. Dès lors, il convient plutôt de veiller à l’acquisition d’une culture de l’information et de la communication, qui prenne en compte l’objet technique et pas seulement du seul point de vue des usages. L’objet technique ne doit être traité ni de manière neutre, ni pris entre les discours technophiles et technophobes. La question du contrôle se doit d’être également posée, notamment afin de savoir à qui appartiennent les données. Face à ce cyberespace en expansion, il convient également de s’interroger sur quels en sont les véritables dirigeants, « les bergers d’Arcadie ». Est-ce nous, comme voudrait nous le faire croire l’idéologie du web 2.0, ou bien plutôt les grandes entreprises? Et que deviennent les autorités ? Les tentatives de légiférer, notamment en ce qui concerne le téléchargement, démontrent souvent un décalage avec la réalité. Un décalage que l’on retrouve avec les partisans de l’allongement des droits d’auteur et les opposants à la licence globale. Négocier est souvent plus profitable que refuser les évolutions.
A
moins qu’il ne faille se demander si le cyberespace n’est pas
ingouvernable, contrairement à ce que pourrait laisser penser
son étymologie et son préfixe « cyber »,
qui renvoie au gouvernail ?
CIC et intelligence personnelle.
Par
conséquent la culture de l’information doit encore
évoluer et dépasser les trois stades5
décrits par Brigitte Juanals, qui ne prend pas assez en compte
l’aspect production d’informations ; d’où la nécessité
de lui adjoindre une dimension communicationnelle, pour forger une
culture de l’information et de la communication (CIC).
Cette
réunion des deux volets information et communication présente
finalement quelques avantages pour la mise en place d’une
formation :
Celui de réconcilier le dualisme scientifique français des Sciences de l’Information et de la Communication. L’aspect disciplinaire devenant dès lors plus évident, historiquement visible, scientifiquement approuvé et professionnellement intéressant. L’apprentissage théorique via l’enseignement de notions devient possible.
Celui de mêler aussi bien éducation aux médias et éducation à l’information. Nous sortons ainsi de la querelle hégémonique entre media literacy et information literacy.
Celui de mieux prendre en compte l’objet technique, à la fois vecteur informationnel et communicationnel.
De mêler des enjeux actuels et futurs primordiaux auxquels la formation doit faire face en prenant en compte un environnement global et en sortant de la vision restrictive, voire procédurale, de la seule recherche d’informations.
Vers l’intelligence personnelle
Ce qui autrefois était l’apanage de professionnels ou de scientifiques devient le problème de l’ensemble des usagers. Cette fusion se constate comme dans le cas de parents d’étudiants américains qui consultent sur facebook les profils des futurs co-locataires de leur progéniture, afin de veiller à ce que ce dernier ne soit pas un individu peu fréquentable.
De
plus cela prouve la nécessité d’appliquer pour chacun
des stratégies d’intelligence informationnelle et
communicationnelle assez proches de l’IE des entreprises. La
première consigne est de parvenir à ce que les premiers
résultats renvoyés par les moteurs de recherche
concernant l’usager désignent des documents qu’il aura mis
lui-même en ligne, en veillant à ce qu’ils ne
dévoilent que ce qu’il désire vraiment. Or bien
souvent, les données personnelles deviennent trop faciles
d’accès. Dans le domaine de la protection des données
personnelles et de la stratégie de communication personnelle
notamment professionnelle, culture de l’information et culture de
la communication se rejoignent pleinement. Une
récente étude
a démontré que les jeunes usagers de Facebook
acceptent trop facilement les « demandes d’amitié »,
qui permettent d’avoir accès à des données
strictement personnelles comme des photos. La faute probablement au
manque de garde-fous au sein des plate formes, au manque de rigueur
des usages mais aussi surtout à l’absence de hiérarchies
dans les « amitiés virtuelles ».
Mais en demeurer aux simples mises en garde des dangers n’est pas suffisant. Il est vrai que l’enjeu des traces est important et qu’il faut veiller à ne pas laisser de documents trop personnels, voire pouvant présenter un aspect négatif à court terme comme à long terme. Néanmoins l’absence de traces pourrait être à l’avenir également aussi néfaste et témoigner pour certains recruteurs d’absence d’activités et de manque de communication.
Je suis sans cesse surpris par le contraste générationnel. Les plus jeunes générations ne songent guère aux traces qu’ils laissent mais j’ai pu constater, lors des formations que j’ai données, qu’à l’inverse les plus âgés lors des stages s’en préoccupent bien de trop, à mon avis. Il s’agit de trouver un juste milieu et tel est l’enjeu du volet communicationnel.
Finalement cette intelligence personnelle rejoint la lignée des objectifs fixés par Brigitte Juanals plaidant pour une culture générale exploitable à tous niveaux :
« Cette culture globale doit leur permettre de s’adapter à des contextes variés, qu’ils soient éducatifs, professionnels ou personnels. »6
Eviter le syndrome Gaspard Hauser
Le syndrome Gaspard Haüser convient donc pour décrire une série de négligences liées à un état de minorité informationnelle, qui peut conduire notamment aux dérives du mythe du complot. Nous ne développerons pas ici l’accroissement des théories du complot que nous avons pu rencontrer sur de nombreux sites et lieux de discussion, ce qui montre le problème de la connaissance des sources.
Ce syndrome s’applique d’autant plus aux jeunes générations du fait de leur méconnaissance historique, parfois étonnante. Par conséquent, il est difficile de savoir, pour l’adolescent, où il désire parvenir quand il ne connaît qu’imparfaitement son point de départ, lors d’une recherche d’information, c'est-à-dire qu’il ne possède pas toutes les connaissances nécessaires à la réalisation de l’objectif souhaité. Malheureusement, beaucoup d’élèves ressemblent à Gaspard, qui ne savait guère communiquer et était aisément manipulable. Comme le dit une chanson allemande à son propos, « sein gang war gebeugt » (« sa marche était saccadée », mais nous pouvons également traduire « gang » par « démarche »).
Mais face à l’obscurantisme
qui conduit à chercher la vérité ailleurs, il
convient de retrouver « les lumières »
grâce à la sortie (Aus-Gang) hors de la minorité,
décrite par Kant...
La pensée critique positive et intelligence collaborative :
Cette culture de l’information et de la communication inclut également des capacités critiques et d’analyse. Cependant, il ne s’agit pas de s’arrêter aux seules capacités de résistance, aux effets de mode comme l’exprime Tzetan Todorov 7:
« Sans sa contrepartie positive, le discours critique tourne dans le vide. Le scepticisme généralisé et la dérision systématique n’ont que l’apparence de la sagesse ; en détournant l’esprit des lumières, ils créent un solide obstacle à son action. »
C’est ici qu’il convient de continuer à imaginer des systèmes de travail collaboratif et de développer davantage l’usage de plateformes du style wiki et partage de documents. Il convient donc d’être plus modeste et plus réaliste en plaidant plus pour une intelligence collaborative plutôt qu’une intelligence collective trop ambitieuse voire trop mystique.
Cela revient à repenser les formations ainsi que notre système éducatif qui n’est pas parvenu à tirer des bénéfices des nouvelles technologies. Probablement parce que les enseignants sont mal formés, certainement parce que l’égocentrisme disciplinaire nuit à l’interdisciplinarité et à l’acquisition de connaissances et de compétences réutilisables à tout moment.
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1
Auteur et autorité, entretien avec Umberto Eco. In Text-e.
Le texte à l’heure de l’Internet. colloque virtuel,
15 octobre 2001 - mars 2002] / [organisé par la BPI, l'Euro-Édu,
l'Institut
Nicod, et al.] ; sous la direction de
Gloria Origgi et Noga Arikha
2 Dan Sperber. Vers une lecture sans écriture in Text-e. Le texte à l’heure de l’Internet. colloque virtuel, 15 octobre 2001 - mars 2002] / [organisé par la BPI, l'Euro-Édu, l'Institut Nicod, et al.] ; sous la direction de Gloria Origgi et Noga Arikha
3 Nicholas Carr. What is web 3.0 ? http://www.roughtype.com/archives/2007/08/what_is_web_30.php
L’article a été traduit en
partie et commenté sur le blog de Jean Marie Leray:
<http://adscriptum.blogspot.com/2007/08/web-20-vs-web-30-et-la-suite.html>
4
Traduction de Didier Durand des propos de Nicholas
Carr.
<http://media-tech.blogspot.com/2007/08/web-30n0-transparence-et-publicit.html>
5-
la maîtrise de l’accès à l’information
- la culture de l’accès
à l’information,
- la culture de l’information
(ou culture informationnelle), ce troisième degré de
compétence paraissant supposer un niveau de culture générale
(prise dans le sens d’instruction, de savoir)
Brigitte Juanals. La culture de l’information. Hermès.2003
6 idem. p 197
7 Tzetan Todorov. L’esprit des lumières. Robert Laffont. 2006 p.49
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